L'impact des narratifs

Les narratifs : comment les histoires font la bourse et comment les exploiter pour investir

AVANCÉ

Matthieu D.

5/21/20258 min read

Je me définis comme un investisseur « fondamental ». C’est-à-dire que j’analyse les entreprises et je fais mes choix d’investissement en fonction de leurs états financiers (une approche parfois opposée à l’approche chartiste, qui se base sur les graphiques boursiers). Mais avec le temps, j’ai réalisé qu’un troisième facteur, souvent négligé, influence massivement les marchés : le narratif.

Dans l’approche fondamentale, la compréhension de la stratégie d’une entreprise et de sa capacité d’exécution fait partie des critères primordiaux. Pourtant, la frontière est parfois très fine entre « investir dans un business model » et « céder au FOMO sur une entreprise à la mode » (FOMO = Fear Of Missing Out, la peur de rater une opportunité).

Un narratif, c’est l’histoire – souvent résumée en une phrase – que l’on raconte sur une entreprise, un secteur ou le marché. Et, avec le temps, j’ai compris à quel point cette histoire influence les marchés, en particulier les entreprises aux performances boursières les plus marquantes.

Par exemple, en 2023, LVMH était perçu comme « un géant du luxe à la croissance et aux marges inébranlables, car les riches ne connaissent pas la crise ». Un récit séduisant… jusqu’à ce que les résultats révèlent une sensibilité inattendue au ralentissement économique. De même, Nvidia incarne aujourd’hui le narratif « investir dans l’IA, c’est investir dans Nvidia », justifiant une valorisation élevée : l’IA va transformer le monde, elle nécessite une puissance de calcul colossale, Nvidia domine ce marché grâce à ses GPU et son écosystème logiciel en quasi-monopole. Ou encore, on peut évoquer le scénario du soft-landing de 2024, où certains acteurs du marché s'attendaient à une baisse progressive des valorisations.

Je constate également que, quels que soient les fondamentaux, de nombreux investisseurs – y compris professionnels – fondent leur jugement (ou le résument) à travers un narratif.

> « No one ever made a decision because of a number. They need a story. » – Daniel Kahneman

Je me suis alors demandé : peut-on quantifier l’impact de ces récits ? Mesurer leur existence ? Et surtout, les exploiter pour améliorer ses performances en bourse ?

L’influence des narratifs en bourse a longtemps été éludée (en dehors du cas des bulles), alors que c'est un élément d'analyse très présent dans les autres sciences humaines comme l’histoire ou la sociologie. C’est justement ce que Robert Shiller, prix Nobel d’économie, a mis en lumière dans son livre Narrative Economics. Il y compare la diffusion d’un récit économique à celle d’une épidémie. Son ouvrage, s’il n’est pas quantitatif, propose une analyse historique et qualitative riche pour comprendre l’impact des histoires collectivement partagées sur les marchés.

D'ailleurs longtemps considérés comme trop subjectifs et intangibles pour être modélisés, les narratifs sont désormais scrutés grâce aux progrès de l'analyse textuelle et de l’intelligence artificielle (LLM). L'analyse textuelle permet de traiter du texte pour en extraire des statistiques (fréquence d'apparitions de mots) et en détecter le thème, le ton ou d'autres caractéristiques. Des chercheurs comme Pukthuanthong (2021) ont analysé 7 millions d’articles du New York Times sur 150 ans, révélant que la fréquence des mots comme "panique" ou "boom" ont un pouvoir de prédiction significatif sur les rendements boursiers, meilleur que certains indicateurs économiques.

L'étude chinoise de Du et al (2022) a montré qu'il y a un effet momentum ( une sorte d'inertie) associé aux narratifs de marchés qui poussent les investisseurs à "parier" sur les titres ou thèmes populaires et à vendre ceux dont l'intérêt est en perte de vitesse.

D’autres chercheurs, comme Chukwuma Dim, ont introduit la notion de narrative beta – la sensibilité d’une action à un récit dominant. Il a observé que les actions les plus sensibles aux narratifs présentent plus de « bruits » autour de leurs prix, des volumes d’échange plus élevés et une moindre capacité de leurs cours à refléter les fondamentaux futurs. En d’autres termes, les actions fortement exposées à une narration de marché s’éloignent progressivement de leurs fondamentaux et deviennent plus volatiles. Ces effets sont encore plus marqués chez les grandes capitalisations comme Nvidia ou Tesla.

La société de gestion State Street a également mené des travaux pionniers sur ce sujet. En s’appuyant sur l’analyse de la couverture médiatique, elle a développé des méthodologies pour quantifier les narratifs et leurs impacts sur les rendements de portefeuilles. Ils montrent que les récits médiatiques – extraits via analyse textuelle – peuvent expliquer une partie significative des mouvements de marché et fournir des signaux prédictifs indépendants des indicateurs macroéconomiques traditionnels.

Si les narratifs peuvent distordre les prix à court terme, ils offrent aussi des opportunités pour ceux qui savent les décrypter. Car au-delà de l’analyse théorique, ce qui nous intéresse en tant qu’investisseurs, ce sont les approches concrètes permettant d’en tirer parti.

Voici trois stratégies testées par des chercheurs ou mises en œuvre par des gérants d’actifs :

« Le surfeur de vagues »

La méthode que j'appelle du « surfeur de vagues » consiste à saisir la vague en identifiant les titres dynamiques, portés par un narratif fort et en plein essor, puis à sortir lorsque la vague atteint son sommet. Évidemment, tous les investisseurs cherchent à acheter bas et à vendre avant que le vent ne tourne, et c’est plus facile à dire qu’à faire.

La difficulté réside dans la capacité à distinguer les récits qui reposent sur des bases solides de ceux qui sont susceptibles de perdre en intérêt rapidement, en les identifiant à un stade précoce afin d’acheter les actifs qui en bénéficient. Il s’agit ensuite de sortir (désinvestir) lorsque les fondamentaux et les récits commencent à diverger, c’est-à-dire à un moment du cycle de marché où les vagues narratives entraînent des valorisations devenues excessives et vulnérables à un retournement.

La particularité ici est d’implémenter cette stratégie « intuitive » – consistant à « acheter bas pour vendre haut » – de manière systématique, en quantifiant les indicateurs de narratifs à l’aide d’analyses textuelles, de modèles de traitement du langage et d’outils d’analyse de sentiment.

Ce travail de mesure basé sur des indicateurs de « narratifs » est d’ailleurs commun à toutes les stratégies décrites dans cet article. Il peut s’appuyer sur l’exploitation de bases de données textuelles, telles que les cartes sémantiques (_word cluster maps_), des modèles de traitement du langage naturel (NLP), ou encore des outils de suivi des tendances comme Google Trends, Google Ngram Viewer, Bloomberg News Themes, ainsi que la plateforme d’analyse médiatique RavenPack, qui permet de classer les contenus textuels en catégories. D’autres indicateurs de sentiment peuvent également fournir des indices sur les récits dominants du marché et sur leur force relative.

Stratégie « Risk-On / Risk-Off »

Inspirée des travaux de State Street, cette méthode repose sur la détection d’un récit de type « krach boursier » dans les médias pour timer le marché (i.e. gérer son niveau d'exposition). Lorsque l’intensité du récit – mesurée via un score sur 60 jours – dépasse un certain seuil, les positions en actions sont allégées au profit d’actifs refuges comme les obligations d’État.

Les chercheurs ont démontré qu’un z-score normalisé dépassant le seuil de 3 permettait de prédire de manière significative des rendements négatifs du S&P 500. La stratégie consiste alors à vendre les positions actions (un tracker S&P500 dans l'étude) pour se replier sur des obligations d’État américaines pendant deux semaines, avec un délai d’exécution de deux jours pour tenir compte du temps de publication des articles.

Les résultats sont impressionnants : une stratégie systématique basée sur ce signal surperforme nettement les portefeuilles classiques 100 % actions 100 % obligations ou 50/50, avec un ratio d’information de 1,26. Cela démontre que les signaux narratifs peuvent améliorer significativement la gestion du risque.

Stratégie Long / Short sur les narratifs

Pour tirer parti des narratifs, qu’ils soient à la hausse ou à la baisse, les études de Du et al. ainsi que de State Street proposent des stratégies long-short. Celles-ci consistent à identifier les récits dominants ou émergents, ainsi que ceux en perte de vitesse, et à sélectionner les actions des entreprises liées à ces thématiques : acheter les titres associés à des narratifs positifs ou en train de gagner en popularité, tout en vendant à découvert ceux liés à des narratifs négatifs ou en perte d’intérêt. La surperformance de la stratégie long-short développée par l’étude chinoise est impressionnante, atteignant 15 % par an entre mi-2014 et fin 2021, bien au-dessus des indices locaux. De son côté, State Street a réussi à capter le rebond post-Covid-19 grâce à une stratégie long-short ciblant les actions sensibles au narratif de la pandémie et de la reprise sanitaire.

Conclusion

Les récits ont un pouvoir réel sur les marchés, souvent sous-estimé par les approches purement fondamentalistes. Grâce aux outils modernes d’analyse textuelle et à l’essor des données alternatives, il devient possible de les capter, de les mesurer… et d’en tirer profit. Pour l’investisseur moderne, les histoires ne sont plus simplement des anecdotes : ce sont des signaux.

P.S. : À l’origine, je cherchais à quantifier l’influence globale des narratifs sur les marchés. Je n’ai pas (encore) trouvé d’études qui y parviennent réellement — je ne sais même pas si cela est possible, ni quelle méthodologie permettrait d’aborder rigoureusement ce sujet. Par exemple, j’aimerais pouvoir répondre à des questions comme :

- Quelle proportion des mouvements boursiers est causée par les narratifs ? L’idée serait de décomposer les rendements avec une interprétation du type : « X % de la hausse est liée à un effet de mode ou à un narratif dominant, tandis que Y % sont justifiés par les fondamentaux. »

- Quelle est l’influence des narratifs selon l’horizon temporel ? On peut imaginer qu’à court terme, les cours de Bourse — qu’il s’agisse de titres individuels ou d’indices — sont davantage influencés par les récits dominants ou les effets de mode, mais que cet impact s’atténue à long terme. Encore faudrait-il pouvoir le quantifier pour en avoir le cœur net.

Si vous connaissez des travaux qui vont dans ce sens ou si vous avez des idées de méthode pour traiter ces questions, je serais curieux d’avoir vos retours.

Sources :

Beutel, Goodman : The Land of Stories: How Narratives Shape the Markets
https://www.beutelgoodman.com/how-narratives-shape-the-markets/

MarketScreener : When the narrative is stronger than fundamentals on stock markets
https://www.marketscreener.com/news/latest/When-the-narrative-is-stronger-than-fundamentals-on-stock-markets-43888494/

StateStreet : Quantifying Narratives and their Impact on Financial Markets (Rajeev Bhargava, Xiaoxia Lou, Gideon Ozik, Ronnie Sadka and Travis Whitmore) July 15, 2022 :
https://www.statestreet.com/web/insights/articles/documents/ssa-quantifying-narratives-and-their-financial-impact_4862467.1.2.GBL.pdf

Carsten Herrmann-Pillath, « Robert J. Shiller, Narrative Economics: How Stories Go Viral & Drive Major Economic Events », Œconomia, 11-2 | 2021, 403-408.
https://journals.openedition.org/oeconomia/11128

Yale Courses, Robert Shiller on Narrative Economics
https://www.youtube.com/watch?v=yLsG4R8FFOc&ab_channel=YaleCourses

How novelty and narratives drive the stock market, by Mark S Rzepczvnski
https://cfasocietysingapore.org/weekly_insight/how-novelty-and-narratives-drive-the-stock-market/

Du, Qianqian and Liang, Dawei and Chen, Zilin and Tu, Jun, Concept Links and Return Momentum (July 15, 2021). Qianqian Du, Dawei Liang, Zilin Chen, Jun Tu, Concept links and return momentum, Journal of Banking & Finance, Volume 134, 2022, 106329, Forthcoming, Available at: https://doi.org/10.1016/j.jbankfin.2021.106329., Available at SSRN: [https://ssrn.com/abstract=3895100](https://ssrn.com/abstract=3895100)